La peinture ouvre un passage, mais tout en l’ouvrant devant nous, elle ne veut pas nous conduire dans cette direction. L’effet de miroir n’est pas aussi direct qu’il le paraît : il utilise le reflet pour projeter autre chose. L’image picturale ressemble à ce qu’elle montre, et c’est ainsi que, dans le mouvement même qui devrait nous détromper, elle nous trompe, car son apparence est manifeste au prix d’une duplicité : on dirait qu’elle vient des choses alors qu’elle en part – que littéralement elle s’en va de l’autre côté.

Voici, par exemple, Le Grand Couple de Jean-Claude Besson-Girard. S’il s’agit d’une image, elle est simple : un homme nu, assis sur un tabouret, regarde vers nous, tandis que, sur sa gauche, une femme debout et nue (elle a toutefois aux pieds des chaussures à hauts talons) s’apprête à passer devant lui. cette femme est de profil ; le plan de son regard coupe celui du regard de l’homme. Seuls objets : les pieds du tabouret, le coin d’un tapis, les chaussures. La femme va dans le sens de la surface du tableau, comme son regard ; l’homme tourne le dos à cette surface et son regard en sort.

L’oeil qui se plait là, sans trouver dans la scène une justification de son plaisir, cherche la chose qui le retient : il refait très vite le tour des figures et des objets dont il a tout su à la seconde, et il lui faut un certain temps pour s’apercevoir que cette peinture ne le conduit pas vers des formes ressemblantes, mais profite d’elles pour remplir sa vue d’une aération subtile, qui s’établit dans la confusion de l’air de la ressemblance et de l’air de la peinture.

L’espace, en apparence, est ici celui d’une pièce, et c’est par quoi, à première vue, l’air du tableau ressemble à un quelque-part qui situe faussement la scène, mais dès que le regard interroge l’attraction exercée sur lui, il voit bien que son intérêt pour ce quelque-part n’est en réalité lié à rien, sinon justement à l’air de la peinture. Dès que les figures sont laissées à la solitude de la représentation, la vue va à l’air, et elle bascule dans l’acte de voir.

Tout est joué dans l’instant où la figuration s’abolit au profit d’un espace, qui révèle une matière dans laquelle l’image a joué le rôle d’appât visuel. Dès que cette matière est en vue, elle agit seule à l’intérieur de l’oeil où, dans le même temps, l’image dépérit. Ce processus fait que la figure est la surface plate d’une figure volumineuse, qu’elle est le couvercle d’une matière si visuellement pure – le Voir soi-même – qu’on ne l’apercevrait pas si la figure ne la voilait pour la dévoiler.

Plus l’image est forte – elle doit l’être, plus le peintre court le risque de ne pas la voir enfermer en elle-même son propre regard aussi bien que celui du spectateur : et il n’y aura plus ni espace ni peinture. La grandeur de la figuration est de ne pouvoir esquiver ce risque, qui la menace toujours de n’être qu’une simple illustration du visible, donc de s’autodétruire dans son élan d’apparition.

Jean-Claude Besson-Girard décuple ce risque en chargeant ses images d’un érotisme qui, non content de captiver l’oeil, peut dévoyer la vision vers le fantasme, l’imaginaire et l’oubli de voir. La scène érotique, pourvu déjà qu’elle échappe à l’imagerie, tend à provoquer le voyeurisme, c’est à dire, au lieu de l’ouverture, une circulation narcissique que clôt sur elle-même le renversement de l’image sur le corps, et réciproquement. Le risque supplémentaire couru par Jean-Claude Besson-Girard est peut-être un défi, mais ce supplément-là, jeu du peintre avec soi-même, laisserait le spectateur indifférent si l’érotisation de l’image n’était significative dans la mesure où elle communique une intensité contagieuse et révélatrice de la matière picturale, qui paraît d’autant plus vive qu’elle est sexualisée.

La série des autoportraits, où il fait inclure Peintre avec modèle, dégage une violence énigmatique, qui s’éclaire à la pensée qu’en affrontant sa propre image, le peintre peint le cirque où il faut bien que l’homme périsse pour que sorte de la peinture cette sueur de lumière à la clarté de laquelle le ressemblant se transforme en matière à voir. mais l’homme qui se met devant lui-même dans un geste dérisoire et souverain, ne réalise cette métamorphose que par le transfert de son énergie créatrice – donc sexuelle – à cette pseudo-surface dorée désormais de ce qu’il laisse derrière lui.

Ce mot « derrière » est ici « capital » puisqu’il faut que la face s’imprègne du dos pour que l’image, qui est toujours en tête, parvienne à montrer son postérieur, lequel n’est autre, nouveau paradoxe, que le double mental caché par elle. Et ce mouvement, ou perpétuellement s’échangent le pile et le face, n’a son foyer effectif dans le tableau que s’il délie le spectateur de sa position ordinaire de surface réfléchissante en lui faisant éprouver ce qui habite derrière son visage comme en est habité le tableau derrière ses figures.

Et le derrière est toujours la chose d’en bas, la chose matricielle que tout travail d’expression rend, non pas montante, mais éclairante en tirant d’elle cette lumière dite noire qu’on voit les yeux fermés – les yeux tournés en soi vers son propre dos. Car c’est là, hors de portée de la face, que gîte la chose dont la vue nous donne le regard pénétrant en complet, qui a traversé le corps et aperçu la lumière originelle cachée dans l’obscurité de la matière.

Jean-Claude Besson-Girard peint cette traversée en empruntant le sens des images parce que la visibilité, qui est leur qualité aérienne et lumineuse, éveille dans nos yeux cette visualité qui, semblable à la substance de la peinture, unit l’espace du dehors et l’espace du dedans. Être peintre figuratif, nous disent toutes ces natures vivantes : femmes, autoportraits, passants, paysages et lits défaits, c’est risquer sa vie intime : la risquer dans ce peu d’air que le travail de la peinture transformera – ou ne transformera pas – en le même lieu de passage que l’oeil contient sans le voir et dans lequel se touchent le fond du sexe et la surface du langage, la fin des images et le commencement de la pensée.

Bernard Noël, @ 1988

Préface du catalogue de l’exposition à la galerie Guigné @ en 1988

 

Le grand couple, 195 x 114 cm, 1985.
Le grand couple, 195 x 114 cm, 1985.
Autoportrait 2011, 46 x 38 cm, 2011.
Autoportrait 2011, 46 x 38 cm, 2011.