Question de torchon, 81/60 cm, 2016.
Question de torchon, 81/60 cm, 2016.

Je ne suis pas un peintre « hyper-réaliste ». L’hyper réalisme, en peinture, rivalise avec la photographie. C’est un combat piégé par la vision photographique. La vision photographique rend compte de la surface des choses dans l’instantanéité fugitive de leur apparence. La peinture, telle que je l’appréhende, tente de la comprendre et de la pratiquer, a pour tâche de proposer au spectateur de pénétrer dans la durée, dans la profondeur du regard et de la matière du réel transfiguré. Les textes de Diderot sur la peinture de Chardin sont éclairants à ce propos.

Dans la cuisine, 100/50 cm, 2016.
Dans la cuisine, 100/50 cm, 2016.

On raconte qu’Héraclite se réchauffant au four de sa cuisine, s’aperçoit que ses visiteurs sont étonnés de voir le philosophe dans ce lieu si banal. Il les invite à entrer en leur disant Là aussi sont les Dieux … Que voulait-il dire ? Simplement que la philosophie ne se réfugie pas dans un lieu abstrait mais qu’elle est présente dans l’espace le plus banal, le plus familier, le plus central : la cuisine, lieu par excellence de la vie quotidienne.

 

Que voit-on sur cette toile, Dans la cuisine, au format d’un double carré de 100 sur 50 cm ? Sur une table, outre un récipient africain faisant office de saladier, une bouteille de vinaigre au goulot galbé, deux tasses en terre cuite contenant du sel et du poivre, interviennent aussi des objets communs et contemporains : un gros pot de moutarde et une bouteille d’huile d’olive Carapelli-Bio. Mais c’est, accroché par sa petite ganse à un clou dans le mur, le torchon de coton blanc traditionnel, avec ses trois rayures rouges, qui donne au tableau son équilibre et sa modeste singularité d’usage quotidien.

 

Dans le cas d’une « figuration réaliste des choses regardées », si la peinture est bien aussi une pensée sans mots et sans concepts, il importe de comprendre qu’elle est, avant tout, « un ensemble de formes et de couleurs dans un certain ordre assemblées », ensemble qui a pour fonction de solliciter une émotion contemplative dont la source demeure une abstraction singulière et énigmatique.

Lumière d'août avant l'orage, 73/60 cm, 2016.
Lumière d’août avant l’orage, 73/60 cm, 2016.

Pour moi, la main qui peint met à jour la densité d’un désespoir. Non pas le désespoir de ne jamais parvenir à une complète satisfaction du travail accompli sur la surface limitée de la toile. Non. Il s’agit là plutôt de la pensée même du désespoir, sans cause précise, sans raison définie, du désespoir nu ; à affronter sans les mots, les concepts, afin de le conjurer, de l’avaler, de le digérer, de le chier pour continuer la route vers une indicible métamorphose à la fois tragique et joyeuse. Tragique car l’issue est connue ; joyeuse car elle témoigne des bienfaits que le souci du monde procure à qui s’y abandonne sans en attendre autre chose que le désir de poursuivre encore le chemin d’une attention sans relâche et en quoi se résume le fait de vivre dans et avec le monde.

 

Il existe une magie dans la peinture occidentale, dans toute la peinture de haute exigence, aussi bien chez Carpaccio que chez Rothko, chez Vermeer, chez Chardin, chez Hopper comme chez Morandi. C’est l’apparition dans une combinaison de formes abstraites et de couleurs, propres à une tradition particulière située dans le temps et l’espace, d’une immanence qui transcende toutes les singularités en provocant un bien-être, une sensation d’abandon à une contemplation qui aide à vivre sans pourquoi. En cela, cette émotion est de même nature que celle provoquée par toutes les œuvres magiques de tous les temps et de tous les lieux de la Terre.

 

Après Sonate d’automne, dans Lumière d’août avant l’orage, qui est une déclinaison du même thème érotique, j’ai tenté de rendre compte de cette magie, sans y parvenir, je le sais. Je bricole. Je bidouille, je bredouille, tout en sachant aussi, comme l’écrivait Blaise Pascal, que « je n’aurai jamais assez de temps pour en faire moins ».

Crépuscule en trio, 80/60 cm, 2016.
Crépuscule en trio, 80/60 cm, 2016.

Par moment, certains chats possèdent plus que d’autres une puissance d’attraction égale à la crainte qu’ils provoquent. L’incendie du ciel au crépuscule pourrait être aussi celui d’une terre, d’un feu de forêt attisé par le vent dont témoigne le rideau pris dans un courant d’air. La jeune femme interroge dans sa nudité en suspens la menaçante sphère noire à ses pieds. Une fois achevée seulement, car en travaillant, je n’y ai pas songé un seul instant, je me suis aperçu qu’il y a quelque chose dans cette toile qui me fait penser au Saint Georges terrassant le dragon de Paolo Uccello, sauf qu’ici le dragon serait pour le moment contenu dans cette boule noire, énigmatique sécrétion d’un inadvertance anthropologique pouvant annoncer notre disparition sur cette terre. Quant au chat, ironique veilleur de foudre, son regard est sa lance pointée sur le nôtre.

Sonate d'automne, 65/54 cm, 2016.
Sonate d’automne, 65/54 cm, 2016.

La peinture a toujours eu une puissante relation avec Éros. Sa fonction érotique est légendaire. On raconte que c’est une jeune fille, vivant à Corinthe au IVe siècle avant JC, qui inventa la peinture. Éperdument amoureuse d’un homme qui devait la quitter pour un long voyage, elle résolut, dans la chambre éclairée par un cierge qui les marquait à ses yeux, de tracer au charbon de bois, sur le mur derrière son amant, les contours de son visage et de son corps. Après Constantin, le christianisme a développé l’amour « agapé » au détriment de l’amour « éros ». Les premiers nus « érotiques », dans la peinture occidentale n’apparaissent qu’au début du XVIe siècle, avec Dürer et Cranach. Aujourd’hui, malgré la profusion envahissante des images photographiques, érotiques et pornographiques, les mêmes « sujets », traités en peinture, sont toujours considérés comme « choquants les bonnes mœurs ». Ce constat suffirait à prouver, en ce domaine, la suprématie de la peinture sur la photographie. La raison de cette puissance érotique de la peinture serait-elle liée à la nature manuelle et progressive de ses réalisations, qui traduit, mieux que le clic de l’appareil photographique, la réalité croissante du plaisir charnel ? La peinture, « cosa mentale » selon Léonard de Vinci, s’inscrit dans la durée, dans la présence d’une absence et non dans le temps d’une disparition annoncée.

 

 

Notes d’atelier, 2016.